Quand nous avons présenté, en juin 2002, le premier numéro de la revue Disk au cercle de personnes intéressées par l’art dramatique/scénique, nous avions la conviction que ce domaine de l’activité créatrice ne nous intéressait pas seulement ‘en lui-même’, mais pour la culture dont il est une partie, et dans le contexte géographique et historiographique le plus large, hors duquel il est impensable. Cette conviction était et est partagée par Július Gajdoš, dont les réflexions sur «Le modernisme en nous» ouvrent ce 41ème numéro. Nous pouvons sous ce rapport faire référence à la déclaration de Hans Belting, citée par Gajdoš, dans le son livre L’histoire de l’art est-elle fini? selon laquelle «la discussion publique sur l’art reflète une attente qui dépasse la compétence de l’art». Ce n’est pas un hasard si l’auteur de cette étude, en ouverture du Disk 41, revient sur le livre cité. Des fondements mêmes de la situation d’aujourd’hui ressort la nécessité de se poser toujours de nouveau la question de la fin possible et des issues possibles de l’art (moderne) – et à proprement parler de la modernité: c’est à partir d’elle, ou contre elle, que l’époque actuelle tente de se définir. Cette question fondamentale en appelle d’autres qui touchent au contexte de développement, lequel n’est plus le contexte du seul ,art occidental’, comme le fait remarquer Belting, et comme le développe à sa façon David Hopkins dans son livre After Modern Art. C’est sur lui que s’appuie Gajdoš, bien naturellement sur la base des réflexions de la sociologue de la culture Eva Illouz, dans son ouvrage Saving the Moderne Soul. Therapy, Emotions and the Culture of Self-Help. Les considérations de Gajdoš s’efforcent d’élargir l’horizon, chez nous généralement toujours délimité par Lehmann et son Postdramatisches Theater et par de semblables approches qui ne prennent pas suffisamment en compte ce qui s’est passé dans le monde depuis les années 90 et ce qui se passe dans le cadre de la réflexion sur l’art, ou même la spécificité de la problématique la plus générale découlant de notre développement en Europe centrale ou en Europe du Centre-Est pendant plus d’un demi-siècle.
Si Július Gajdoš aborde la problématique générale de l’art, l’article de Jaroslav Vostrý «Le grand théâtre et la nécessité du recul», directement inspiré par la mise en scène d’Ivanov de Tchékov par Pácl à Ostrava, est clairement en relation avec le contexte social et même politique de notre pays. Comme c’est toujours le cas quand on approfondit les liens d’une problématique concrète, le contexte local doit en même temps passer à la problématique générale. Il s’agit du rapport du public et de l’intime, dont (au sens le plus large du mot) la variante moderne s’est nettement affirmée dans l’évolution théâtrale: Vostrý ouvre de nouveau le thème du grand théâtre et réfléchit sur ses caractères constitutifs, qui sont liés à la question du vécu immédiat des événements théâtraux et du recul. Ce recul repose sur la construction d’une image, laquelle bien sûr au théâtre ne fait que se refaire toujours et qui se constitue dans l’interaction de la solution apportée par la mise en scène et du discours dramatique; dans le cadre de ce dernier, principalement au niveau de la façon de traiter le mot. La réussite de la mise en scène de Pácl consiste entre autres dans le fait que, sur la base du rejet du glissement habituel (tchèque?) de l’intime vers le familier et fréquemment même vers le vulgaire, elle évite naturellement tout danger de voyeurisme. Elle extrait ainsi d’une histoire tout à fait privée son potentiel symbolique, qui forme le caractère actuel ou plutôt le caractère d’appel des évènements scéniques grâce à l’appréhension du privé dans un geste global, derrière lequel on peut clairement sentir le mécontentement envers certains caractères de la vie publique contemporaine, mais qui y puise, dans les efforts de création, quelque chose qui lui échappe. Grâce à la maîtrise des conditions concrètes pour créer du grand théâtre avec sa nécessaire distance de la petitesse, peut naître un théâtre capable de thématiser cette petitesse même, de sorte qu’il n’a rien de commun avec elle et au contraire, aide à s’en libérer tout au moins au cours de la représentation.
Dans l’étude qui fait partie du cycle ouvert «Les comédiens sur la scène tchèque», Zuzana Sílová s’intéresse à Nataša Gollová (1912–1988) et son art évoluant «entre le lyrique et la clownerie». Le cas de Gollová attire l’attention de l’auteure, principalement parce qu’elle témoigne de l’importance d’un nouveau média – le film parlé, qui offrit dans les années 30 à de nombreux comédiens tchèques la possibilité d’être présents dans la conscience du plus large public et de gagner une popularité que le théâtre n’offrait qu’exceptionnellement à cette époque. Pour Nataša Gollová, il s’agit encore d’autre chose. Le film – surtout grâce à la personne de l’excellent metteur en scène Martin Frič – lui a permis de faire valoir d’autres aspects de son talent. Avant qu’elle n’apparaisse dans la crazy comedy Eva fait des bêtises, les metteurs en scène l’ont employée sur les scènes de Prague du Théâtre de la ville dans «le domaine lyrique», qu’elle dépassait et pas seulement par sa taille. La pratique de la scène dans les petites comédies de l’époque a contribué à la perfection de la technique du parlé et du déplacement de l’actrice et à son besoin sciemment imposé du jeu avec le partenaire. Nataša Gollová a pu faire valoir d’excellente façon ces deux choses dans le travail devant la caméra, grâce auquel il y a dans plusieurs petits films, du charme, de la spontanéité et des réactions éclair de l’actrice-mime, laquelle a montré que son ouverture sentimentale et sensible au monde qui la touche à tout moment – dans la douleur ou dans la joie – est commune aux personnages de naïfs et aux clowns.
Denisa Vostrá, qui se consacre systématiquement dans les pages du Disk à la conception de l’espace dans la tradition culturelle japonaise, s’est décidée dans son étude «Rituel, tradition et énergie – nouvelle contribution à l’examen de la perception japonaise de l’espace», à regarder cet espace à l’aide des textes du plus ancien des documents japonais écrits conservés – la chronique Kojiki – et en particulier la première partie mythologique offrant une réponse à la question de savoir ce qu’est le shinto: c’est le plus important, parce que, sans connaissance de la tradition shintoïste, on ne peut comprendre ni la culture japonaise, ni le caractère des Japonais. L’espace sacré historique avec ses attributs (le culte de la purification, l’omniprésence des «fondements divins dans les choses et chez les humains») est mis par l’auteure en juxtaposition avec l’aspect contemporain de la piété du shintoïste japonais, lequel, grâce à la conscience transmise de l’espace sacré, ne connaît pas le sentiment d’aliénation, et lequel est rempli d’énergie grâce à ses ouvertures dans cet espace. L’espace, son utilisation, le mouvement à l’intérieur de cet espace et sa dimension temporelle, ont naturellement à voir avec la problématique scénologique qui est concernée par les considérations sur la tension énergétique dans l’espace et sur la façon concrète dont les Japonais comprennent l’énergie ki. Si nous comprenons ki comme une vibration dans le corps et le vécu qui l’accompagne, nous sommes tout près de la perception intérieurement tactile dans sa force variée et son orientation dans le sens d’un déplacement moteur sur scène jusqu’à l’occupation énergétique de l’espace donné. Cela concerne naturellement – et finalement plus que tout – l’espace scénique que nous pouvons vivre dans cet esprit (autant les acteurs que les spectateurs).
Dans ce numéro se trouve aussi la traduction d’autres pièces sur madame Komachi (c’est déjà la cinquième et dernière du cycle) – de nouveau avec le commentaire de Zdenka Švarcová, traductrice et japonisante tchèque extraordinairement cultivée. Quand nous avons ouvert tout le cycle dans le Disk 9 à l’automne 2004, nous avons écrit que le but de cette publication était de régler notre perception d’une façon autre que celle que nous impose la pratique médiatique contemporaine. Il s’agissait pour nous de revenir à quelque chose «qui a toujours appartenu au potentiel culturel du théâtre; cad. de présenter ce qui peut nous apporter des vécus et nous sensibiliser à une forme de vécus – les vécus de ces aspects de l’existence qui couramment ne sont pas reflétés -, que le marché actuel nous refuse: il respecte plutôt ses propres priorités que la demande (laquelle d’ailleurs est le plus souvent inconsciente et manipulée par la publicité) ». Il s’agissait pour nous d’une référence à l’héritage toujours vivant de la culture aristocratique de l’est, qui doit être tout à fait étrangère au plébéisme vulgaire d’aujourd’hui, mais pour cela plus proche des observateurs sensibles. «Nous vivons dans un milieu (prétendument) d’une agressivité idéologique postmoderne», écrivions-nous et nous posions la question : « Le défi d’un changement au moins momentané de la façon de percevoir, exigeant de plus une bonne dose d’imagination, a-t-il dans un tel milieu quelque espoir? » Et nous ajoutions : « Si nous n’en étions pas convaincus, nous n’aurions pas imprimé naturellement des contributions de ce genre. » Nous remercions madame Zdenka Švarcová de nous donner l’occasion de rappeler de nouveau les motifs qui nous incitent à publier non seulement ses traductions mais aussi ses autres contributions, comme nous l’avons fait dans l’avant dernier numéro du Disk.
Dans ce numéro-ci, nous publions la deuxième partie des vastes considérations de Josef Valenta. «Prolégomènes à la méthodologie de la recherche dans le domaine du drame éducatif», dans la conclusion de laquelle l’auteur écrit : « ‘Le théâtre / le drame en tant que rapport de recherche’ est utilisable comme processus ou bien techniquement (nous ne devons pas mettre en scène – en fin de compte – les résultats des recherches ou des ‘recherches’ de nos éleves mais nous pouvons le faire avec les résultats des recherches effectuées par des chercheurs effectifs). Mais que nous fassions vraiment dans l’éducation dramatique ‘de la recherche par le théâtre’ ou (seulement) de ‘la découverte éducative’ de phénomènes qui sont bien connus, nous avons ici toujours la chance de former une ‘compétence en recherche’ dans le sens suivant : ‘par ces procédés aussi, on peut connaître le monde’. Et pas seulement le monde en tant que thème. Les élèves apprennent aussi à connaître le théâtre et le drame (même si généralement ils découvrent ce qui pour le ‘monde’ n’est pas une nouveauté). ‘La recherche du théâtre /du drame’ ouvre la possibilité séduisante de faire des recherches sur ‘la création enfantine’, sur les rapports entre le théâtre d’enfant ou d’amateur et les exigences de l’art. ‘Recherche résultats théâtre/drame’ est dans le cas du système éducatif parfaitement clair et ne demande aucun commentaire. ‘La recherche des réalités non-théâtrales au moyen de la métaphore qu’est le théâtre/drame’ est dans ce cas plutôt une approche complémentaire de la ‘recherche pour le théâtre’ et ‘de la recherche par le théâtre’. ‘L’éduqué’ en tant qu’acteur et participant à la recherche a des possibilités de recherche plutôt limitées. ‘L’éducateur’ a quant à lui des possibilités vraiment grandes. En tant que sujet de recherche, la spécialité ‘éducation dramatique’ se révèle être très intéressante ».
Le lecteur de se numéro trouvera en outre l’article de Radovan Lipus « Le sentiment scénique de Jan Letzel » qui trace le portrait de cette personnalité remarquable à partir de citations de sa correspondance. Jiří Šípek s’occupe pour la seconde fois du problème que représente « La scénicité » dans la tradition littéraire et orale » : au matériel sur lequel il s’appuyait dans l’étude parue dans le Disk 28 (juin 2009), où il s’agissait surtout de ladite Saga d’Egill sur laquelle d’ailleurs il revient, il ajoute Les bylines russes dans l’édition tchèque de l’année 2011 ainsi que la culture orale du peuple Baganda vivant aujourd’hui en Ouganda, comme l’a notée et commentée I. N. Kizza. Dans l’article « Comment naît la mise en scène », Tereza Šefrnová compare les conditions et les manières de travailler des acteurs en Tchéquie avec les manières de travailler à Broadway. Elle a recueilli du matériel en suivant la naissance d’une mise en scène à Broadway ainsi que dans des entretiens avec les acteurs de là-bas et les acteurs tchèques. Jan Císař s’intéresse dans l’article intitulé « Manifestation du mis en scène » aux axes les plus généraux du programme d’été Open Air à Hradec Králové. Jan Hyvnar écrit la critique du livre de Císař La tradition théâtrale tchèque : mythe, ou réalité vécue?, sous le titre « La tradition théâtrale tchèque ou bien le théâtre tchèque entre hauts lieux et sites industriels». Jana Cindlerová, dans l’article « Sur les bases solides des grandes tours» rend compte de la mise en scène de Tarant de la pièce d’Ibsen Solness le constructeur, dans le cadre de la vie théâtrale à Olomouc aujourd’hui. Hana Nováková avec Pavel Bár se consacrent au musical et Denisa Vostrá a écrit une note sur les talismans japonais à têtes de chat.
En annexe, nous imprimons la nouvelle pièce de Almir Bašović Re: Pinocchio dans la traduction de Hasan Zahirović et Zuzana Perůtková.
Traduction
Vladimíra et Jean‑Pierre Vaddé