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Disk 29 (September 2009)

Nous avons de bonnes raisons de mettre en tête du numéro 29 du Disk l’article du professeur Július Gajdoš (1951) ,,Du symposium au théâtre“. Ce numéro est consacré principalement au théâtre et à l’art du comédien, et l’article de Gajdoš traite ces deux pôles. Il commence par une communication sur le symposium consacré à l’héritage de Grotowski: celle-ci relève donc la tendance à réformer le théâtre en le débarrassant de cette fausseté qui lui est d’une certaine manière propre au nom de l’authenticité: ce qui mène hors du domaine du théâtre aux frontières mêmes de la psychothérapie et même plus loin, ainsi qu’au rapport de l’homme au monde que la religion a cultivé. La communication sur deux représentations londoniennes dans l’article de Gajdoš s’intéresse au pôle opposé: à ce genre de théâtre qui fait vivre la meilleure tradition professionnelle de cet art, liée aux divertissements à assurer. Il s’agit évidemment d’un divertissement d’un niveau convenable: nous pensons à un divertissement qui ne soit pas une simple distraction, mais au contraire une expérience intense de l’existence dans le monde et de tout ce qui peut s’y rapporter; expérience dont nous détourne l’agitation quotidienne. L’étude de Gajdoš confirme qu’il ne vaut la peine de se consacrer à l’une ou l’autre approche (disons alternative ou traditionnelle) que si, dans un cas concret, nous avons affaire à quelque chose où l’art de l’acteur est capable de nous enrichir.

Le théâtre occidental s’est formé dans un cadre culturel où avait une importance primordiale la confrontation de l’élément mimique d’origine avec le texte écrit (et même prescrit). Le professeur Jaroslav Vostrý (1931), dans son étude „Mimos et logos: le texte d’auteur et l’interprétation par l’acteur“ pose une question logique: n’y avait-il pas et n’y a-t-il pas à la source du théâtre écrit quelque chose de ce qui est l’essentiel du mime et de l’art de mimer – à savoir le déclenchement d’activités motrices et de créations corporelles liées à la capacité de transformation? Ne s’agit-il pas, dans le cadre de ce qu’on appelle l’art de l’acteur de théâtre de l’interprétation du texte, de l’art de savoir le lire pour ainsi dire de tout son être? Tout le corps de l’acteur ne devient-il donc pas la voix capable de lire un texte prescrit à la place d’un autre et pour un autre? Et surtout de le lire de telle façon qu’il y ait dans ce qu’on entend plus que les paroles? C’est précisément d’une telle interprétation dont l’acteur doit être capable en tant qu attore (à la différence du commediante ) ou bien en tant qu’actor (à la différence du player). Il doit en être capable à la différence du ‘comédien’, du comique ou du mime – bien qu’ il devrait être dans ce but mime lui-même. Ce qui fait que l’acteur dramatique a été dès le début l’intermédiaire et l’inspirateur de la culture de la parole élaborée et artistique. L’époque moderne a ajouté à cet art de lire un côté à sa manière typiquement moderne, avant de livrer acteurs et actrices à celui pour qui cela représente une obligation particulière et lequel parfois, dans cet esprit, arrive à dominer, voire remplacer l’auteur du texte – et même parfois les acteurs en tant qu’ êtres pourvus de compréhension – en un mot le metteur en scène.

Dans le dernier numéro, nous avons publié la première partie de l’étude de Zuzana Sílová (1960) „Les comédiens sur la scène tchèque“, où l’auteure se pose la question de savoir pourquoi, à un certain moment de l’histoire du théâtre, le ‘comédien’ a pu être le représentant à succès du théâtre moderne, et si cela ne s’est pas produit aussi (même à plusieurs reprises) dans le théâtre tchèque. Alors que dans la première partie, elle se consacrait à l’évolution de l’art de l’acteur comique, de Václav Svoboda (cad. des années 90 du 18ème siècle) à Bohuš Zakopal (dont la carrière se termine en 1930), dans la deuxième partie, elle se consacre aux héritiers de Jindřich Mošna (1837–1911): c’est ainsi que Jindřich Vodák appelle ces artistes qui, en passant des types comiques au caractère comique individuel, incarnent avant tout ce qu’on appelle les petits gens. Pour ce qui est du ‘comédien’ et célèbre acteur Ludvík Veverka (1892–1947), particulièrement doué sur le plan physique et gestuel, on peut dire qu’il a dû se contenter plus tard – en raison de l’évolution de sa maladie – de simples miettes et ainsi le passage aux grands personnages comiques est resté inachevé. Dans le cas de Zdenka Baldová (1885–1958), on peut aussi parler d’une forme originale du comique féminin, laquelle n’a pas été bien exploitée. Par contre, le parcours de František Smolík (1891–1972) est à vrai dire exemplaire: ce talent comique passe des rôles peu appréciés de jeunes premiers au type comique du ‘pédant’ pour arriver à des variations donquichotesques très personnelles sur des figures qui, au moment décisif, franchissent la ligne qui sépare le vieux professeur original du héros.

Jaroslav Vostrý, dans l’étude déjà citée, analyse la tradition du mime et de l’art de mimer. Une illustration des transformations et des manifestations concrètes de cette tradition dans le théâtre tchèque de la deuxième moitié du 20ème siècle se trouve dans l’article de Pavel Bár (1983) „ ‘Le jeu de l’acteur libéré’: Miroslav Horníček a Miloš Kopecký au Théâtre de Karlín (entre autres)“. La base de l’analyse est la participation des deux acteurs – mimes dans la pièce Tvrďák (Le chapeau-melon), dont le texte servait à vrai dire de simple scénario pour toutes les représentations improvisées suivantes. Pavel Bár analyse la collaboration, d’une part à la lumière de l’exemple que leur a donné le couple clownesque Voskovec & Werich dans leur Théâtre Libéré d’avant-guerre, et d’autre part dans le contexte de leurs propres débuts dans le théâtre Větrník (Le Moulinet); également bien sûr dans le contexte de l’expérience de Horníček comme partenaire de Jan Werich: ce dernier a en effet choisi Horníček, à partir du milieu des années 50, comme partenaire dans leur duo clownesque dans le cadre de la mise en scène des pièces de V&W au Théâtre ABC (où d’ailleurs jouait aussi Kopecký). La mise en scène de Kopecký et Horníček qui devait faire suite à Tvrďák, n’a pas eu de succès et le couple s’est séparé (ainsi après quelque 170 reprises, Tvrďák a aussi pris fin). La collaboration des deux mimes dans la seule mise en scène commune à succès a constitué cependant un effort exceptionnel pour faire valoir ‘le jeu de l’acteur libéré’à une époque qui n’était pas très favorable à de telles tentatives, et elle a eu une importance primordiale, pas seulement pour le développement de leurs propres talents. Tandis que Miloš Kopecký a réussi ensuite dans les grands rôles comiques et dramatiques au Théâtre de Vinohrady, Miroslav Horníček a toujours été le meilleur quand il a pu faire valoir ses qualités d’auteur, en tant que mime de la parole et du verbe.

La mise en forme du théâtre et du jeu des acteurs à l’aide des textes écrits et dans la confrontation avec ces textes d’un côté, et de l’autre l’influence des acteurs et des actrices dans leur façon d’incarner par la parole les personnages dramatiques: ces deux approches, dans un rapport réciproque, constituent la matière de la dramaturgie de l’acteur (théorique et pratique). J. K. Tyl représente dans ce domaine un chapitre important de l’évolution du théâtre tchèque, principalement pour ce qui est des personnages féminins et pour les opportunités ainsi données à leurs interprètes. L’originalité qui distinguait Tyl de ses modèles contemporains provenait, entre autre, de la place que Tyl reservait à l’élément féminin et aux femmes, pas seulement dans son action d’éveilleur, mais directement dans son théâtre. Lenka Chválová (1979) examine de ce point de vue dans la première partie de son étude „La femme dans le théâtre de Josef Kajetán Tyl“ sa collaboration avec Magdaléna Forcheimová-Skalná et Magdaléna Hynková. L’analyse des personnages clés qu’elles ont joués dans les pièces que Tyl a écrites pour elles, est faite en rapport avec leurs caractéristiques en tant qu’actrices et en tant que femmes. On voit ainsi comment les deux actrices ont aidé Tyl à traiter ses sujets, et de façon plus générale comment se détermine le rapport complexe entre le rôle écrit et la personnalité de l’acteur, surtout quand l’auteur dramatique écrit concrètement pour un acteur ou une actrice. La découverte du thème intérieur chez les deux actrices est liée chez Tyl à l’apparition de conflits, aussi bien à l’intérieur du ‘caractère’ même que dans le rapport des qualités humaines de l’actrice avec le rôle qui lui est confié: ces deux éléments, de façon essentielle,donnent du relief aux personnages.

Si nous évoquons la position qui est réservée aux femmes et à la féminité dans les pièces de J. K. Tyl, nous ne pouvons ignorer la place que leur a accordée cette saison le Théâtre National. Il s’agit concrètement de deux pièces qui ont exclusivement une distribution féminine (Daria Ullrichová a signé la dramaturgie de chacune d’elles): cela permet de considérer les possibilités artistiques de la troupe actuelle du Théâtre National, de même que de comparer les pièces de deux auteures dramatiques contemporaines (l’une israélienne et l’autre tchèque), lesquelles sont présentées dans différents lieux. La pièce Mikvah de Hadar Galron a été mise en scène au Théâtre des Etats par Michal Dočekal, chef de la dramaturgie au TN, et la pièce Pláč (Pleurs) de Lenka Lagronová (publiée dans le Disk 25) a été mise en scène au Théâtre Kolowrat par Jan Kačer. Les deux mises en scène ont été analysées par Tereza Marečková (1980), qui avait publié (encore sous le nom de Dlasková) dans le Disk 14 une étude de l’oeuvre de cette auteure dramatique tchèque, laquelle est jouée pour la première fois sur la scène (ne serait-ce que la plus petite) du Théâtre National. La dernière pièce en date de Lenka Lagronová Křídlo (Le Piano, publiée dans le Disk 28) a été donnée pour la première fois à Uherské Hradiště dans la mise en scène de Radovan Lipus. Son analyse constitue le noyau de la communication sur l’activité du Slovácké divadlo (Théâtre de la Moravie du Sud-Est): Jana Cindlerová (1979) l’a écrite pour le Disk sous le titre „Un phénomène de théâtre en Slovácko“. C’est une bonne appellation (parce que le théâtre de Uherské Hradiště constitue un phénomène remarquable parmi l’ensemble des théâtres d’aujourd’hui en Tchéquie).

Štěpán Pácl (1982) a fourni dans le dernier numéro un examen de quelques mises en scène intéressantes du répertoire contemporain des théâtres parisiens. Le titre de son article „Le jeu de l’acteur en tant qu’art“ indique bien ce qui l’a passionné. Il avait naturellement en tête le jeu d’une troupe indissociable d’une intense collaboration avec le réalisateur, dans une mise en scène qui est l’oeuvre commune de tous les participants. Les mises en scène berlinoises, dont Pácl parle dans l’article „O temps, suspends ton vol!“, ont bien ce caractère. Elles ont su profité des rapports durables de quelques acteurs et actrices avec les metteurs en scène du Deutsches Theater de Berlin. Ce sont les metteurs en scène Michael Thalheimer (1965), Christian Petzold (1960) et Jürgen Gosch (1943–2009); nous avons déjà parlé de tous, et pour le second d’entre eux au sujet de ses films d’auteur qui nous ont donné matière à réflexion sur la forme contemporaine de l’art du comédien (voir le Disk 25). Pour ce qui est du troisième, il nous faut analyser sa mise en scène exceptionnelle de Tchékov l’an dernier (voir le Disk 27): d’ailleurs – alors que l’oeuvre de Gosch est malheureusement close – on peut déclarer en toute conscience qu’il a été l’initiateur du glissement le plus marquant du théâtre européen vers le théâtre post-alternatif: ce qui replace au centre de l’attention la direction de l’acteur, dont la prestation ne repose pas sur la mise en scène de soi (qu’elle soit le résultat d’un narcissisme ou d’un idéal de sacrifice) mais sur l’art de l’acteur.

Le théâtre post-alternatif s’apparente au ‘théâtre après réformes’; les formes extrêmes de ces réformes (des symbolistes à Grotowski) ont formé une alternative à la tradition théâtrale dont le berceau est le Bildungstheater, cad. un théâtre partie intégrante de la culture officielle européenne. Le théâtre qui réanime plus ou moins cette tradition est devenu aujourd’hui le noyau de la création théâtrale européenne: l’intégration de ces deux ‘réformes’ et le simple dialogue entre l’officiel et le non-officiel, entre l’authenticité et le jeu etc. lequel alimente la culture européenne, sont devenus la base des orientations théâtrales. L’une des lignes des efforts de réforme mentionnés (de Stanislavski au théâtre dit anthropologique) est formée par la tendance à l’authenticité et par l’intégration dans le jeu de l’acteur des couches les plus profondes de son psychisme ; la seconde ligne (du symbolisme au happening en passant par Meyerhold) est plus orientée vers l’élément spontané du jeu. Le représentant de cette seconde ligne (ligne de la théâtralisation totale et du panludisme) est N. N. Evreinov (1879–1953). Ces conceptions sont traitées dans l’étude de Jan Hyvnar (1941) „L’apologie du théâtral chez Evreinov“. Hyvnar fait aussi dans ce numéro un compte-rendu du livre de Eliška Vavříková Mimesis et poesis (on entend dans le jeu de l’acteur) reflétant l’expérience du travail de l’actrice de la troupe théâtrale internationale Farma v jeskyni ( La ferme dans la grotte) dans la mise en scène du spectacle Sclavi: le lecteur de ce livre pourra constater de lui-même combien une création partant de l’inspiration du théâtre ‘anthropologique’ s’oriente dans le jeu de l’acteur vers une synthèse dont un élément majeur est l’utilisation de l’héritage folklorique ruthène quelquefois considéré comme une culture marginale.

Quand on parle du dialogue entre l’officiel et l’inofficiel, la vie et le jeu et ainsi de suite, il convient d’y ajouter entre ‘scénique et mis en scène’. La scénicité et le mis en scène dans le domaine du design et en particulier des arts plastiques ‘propres’ font l’objet de l’essai dans ce numéro du professeur Miroslav Vojtěchovský (1947) „Une semaine d’eau et de lumière“. Le deuxième aspect concerne l’exposition de Václav Cigler (1929) au Musée Kampa, qui s’est terminée le 26 juillet. Le maître-verrier Cigler, d’après Vojtěchovský, a toujours appris à regarder le monde au moyen d’un verre à la forme sophistiquée, dont la scénicité revient à créer des occasions de contemplations aussi bien dans le sens de l’observation que de la réflexion. Les objets nés de la relation de l’eau et de la lumière que l’artiste a exposés au Musée Kampa vont, d’après l’auteur de l’essai, du beau au noble. L’oeuvre de Cigler est devenue une partie permanente de la transformation de l’ancien moulin en musée: un ruisseau qui coule de la cour sous une passerelle en verre entre le bâtiment des moulins Sova et l’endroit principal des expositions temporaires, allant de là vers la terrasse du musée qui est également l’oeuvre de Cigler. Cette consctruction supplémentaire ainsi que la tour en verre de Marian Karel et la chaise de Magdalena Jetelová, lesquelles ont suscité l’opposition des administrateurs du patrimoine, sont perçues aujourd’hui non seulement comme une partie du musée, mais aussi comme la base d’une nouvelle conception scénique de toute la rive gauche de la Vltava entre le pont des Légions et le pont Charles.

Complètent ce numéro – les articles de Helena Gaudeková sur le Japon et son théâtre traditionnel dans l’oeuvre plastique d’Emil Orlik (1870–1932), – la note de Hanuš Jordan sur l’exposition consacrée au cirque dans le département théâtre du Musée national, – ainsi que pour finir trois essais dramatiques qui font valoir de façon originale la tradition du mime, et dont les auteurs sont Július Gajdoš (1951), Jiří Šípek (1950) et Milan Šotek (1985).